8
Laure s’éveilla avec une sensation désagréable, une moiteur suspecte qui faisait ses jambes poisseuses à l’endroit où les cuisses se touchaient. Elle souleva ses draps et se regarda. Elle baignait dans le sang. Elle n’en avait jamais vu autant. Elle ne fit qu’un bond jusqu’à sa tante Juliette qui l’avait prise pour l’aider pendant les vacances d’hiver.
— Tante ! Je perds tout mon sang !
Celle-là poussa un cri.
— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle se claqua dans les mains puis, diligemment, elle chercha l’origine de tout ce sang. Elle le trouva, médusée.
— Mais tu es réglée ! C’est pas possible ! Tu as dix ans !
— Qu’est-ce que ça veut dire réglée ?
— Attends !
Elle se précipita vers le téléphone pour appeler le docteur Jouve à Séderon. C’était un homme de soixante ans qui avait l’habitude de la façon extravagante dont ses pratiques appréhendaient l’anatomie. Il répondit qu’il était en consultation et qu’il viendrait dans l’après-midi.
La tante vivait dans les transes.
— Et si je me trompais ? Et si ce n’était pas ça ? Et si la pauvre petite avait une hémorragie interne ? Dix ans ! C’est pas possible !
Dix fois, elle obligea Laure à ouvrir les jambes. Parfois le suintement paraissait s’arrêter, parfois il s’accélérait. Le docteur arriva enfin pas du tout anxieux.
— Ben oui quoi ! dit-il. Elle est réglée, c’est tout. Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire ?
— Mais elle a dix ans !
— Et alors ? On a vu pire !
Il s’en alla mal content d’avoir été dérangé pour rien.
Quand Romain vint reprendre sa fille chez sa sœur, celle-ci embarrassée lui raconta la chose.
— Oïe qué ! dit Romain incrédule. À dix ans ?
La tante secoua la tête.
— Tu verras bien le mois prochain, mon beau !
L’effet de ce jaillissement vermeil fut prodigieux. Laure devint femme en trois mois, elle grandit, elle grossit, il lui poussa des seins et des fesses. À chaque flux sanguin, chaque mois, correspondait le déploiement irrésistible d’une beauté qui jusque-là n’était même pas inscrite dans les traits mous de l’enfance et qui s’affirmait de jour en jour plus arrogante.
Le regard aigu de l’institutrice fut le premier à noter le changement.
— Laure ! Boutonne ton corsage ! Laure, tire ta jupe sur tes jambes !
Elle ne supportait pas que Laure fût plus belle, plus intelligente que sa propre fille. Cela lui apparaissait comme une frustration d’héritage, une injustice patrimoniale. Si elle eût été croyante, elle en aurait accusé le Seigneur. Ne l’étant pas, elle ne pouvait que crier son impuissance en son for intérieur. On n’accuse pas un hasard génétique.
Ceux qui connaissaient Laure et les détails de sa naissance furent estomaqués de la radicale façon dont la fillette fut projetée hors de l’enfance par ce prodige.
Ce fut l’été. Quand la famille de Paris arriva, dès les vacances chez la tante cantinière, ce fut parmi ces gens riches une extase sans borne. Les filles envièrent en prenant un air réservé, les parents, qui étaient heureux eux-mêmes et voulaient que tout le monde le soit, confondirent cette métamorphose incroyable avec un signe de bonheur précoce. Seul Pierre, le fils, le copain de tous les jeux, celui qui attendait avec impatience à chaque vacances de retrouver cette fillette qui savait tant de choses que lui ne savait pas et faisait partie d’un autre univers, lui seul fut interdit de crainte en découvrant devant lui ce nouveau personnage aux yeux bleu-vert. Jusqu’ici, il n’avait vu que l’entraînante Laure, celle qui faisait des tours de cirque, celle qui lui faisait entendre la nuit le rire inextinguible du butor à la surface de la mare. Il n’était jamais rassasié de la voir vivre avec exubérance. En revanche, il ne comprenait pas qu’elle l’abandonne pour aller biner les lavandes, garder le troupeau. Son intelligence d’enfant de riche et de la ville ne concevait pas ces sortes d’occupations mais il était gentil, il avait des dents éclatantes, la raie sur le côté séparait ses cheveux et le plus beau rire du monde éclairait son insouciance.
Elle n’osait pas lui dire, lorsqu’ils cueillaient ensemble fraises des bois et framboises, que c’était pour aller ensuite les vendre au restaurant où elle récurait les casseroles afin de se faire un peu d’argent de poche.
Pierre prenait ses onze ans cet été-là quand il vit Laure devant lui après un an de séparation. Il se demanda ce qui était arrivé à son amie. Il ne comprit pas. Chaque fois qu’ils se retrouvaient, et c’était tous les jours, une interrogation étrange se levait dans sa conscience. Ils partaient toujours de même pour visiter l’élevage de têtards qu’elle avait entretenu, ils guettaient toujours ensemble derrière la haie de roseaux où tout d’un coup ils entendaient s’abattre sans bruit le héron qui venait gâter la mare à têtards. L’oiseau en faisait des ventrées terribles. Il était là, sur une patte, l’air comique, l’œil innocent mais impitoyable. Faute d’autre nourriture, il mettait à sac le nid de têtards si soigneusement entretenu par Laure tout au long du printemps.
– Le salaud ! disait Pierre.
Il se montrait soudain au-dessus des roseaux. Il saisissait un caillou et le jetait contre l’oiseau qu’il ratait et qui le regardait, la tête un peu inclinée sur le côté, sans aucune crainte, simplement interdit par cette intrusion bizarre dans la vie de la nature. Laure chantait pouilles à Pierre car si elle aimait les têtards, elle aimait tout autant cet échassier mystérieux qui venait tous les ans enchanter la fontaine. Cependant un changement imperceptible s’était produit chez la fillette.
L’an dernier, c’était serrés l’un contre l’autre qu’ils regardaient ces merveilles : les têtards dont les pattes poussaient, le héron irréel, capable de tourner la tête comme on essore une serpillière et de dresser ou d’abaisser orgueilleusement le bec en une infinité d’attitudes différentes et toujours perché sur une seule patte comme si la seconde était inutile. Or, blottis l’un contre l’autre, ils ne l’étaient jamais plus. Un ordre inquiétant avait été signifié à Laure depuis l’intérieur d’elle-même qui la faisait s’éloigner du garçon sitôt que leurs deux corps se touchaient.
— Laure, disait Pierre, pourquoi tu ne fais plus l’arbre-droit ? Pourquoi tu ne grimpes plus aux arbres ? Pourquoi tu ne fais plus les pieds au mur ?
Laure baissait la tête.
— Parce que ! disait-elle péremptoire.
Elle aurait été bien en peine d’expliquer ses raisons puisqu’elles étaient un mystère pour elle-même, puisque personne n’avait pris la peine de lui dire, surtout pas l’institutrice, pourquoi en même temps que ce sang chaque mois, quelque chose d’aussi important que son changement d’aspect physique avait surgi brutalement à l’intérieur de son corps, quelque chose qui n’avait pas de matière, pas de nom, qui végétait comme une fumée dans le cerveau d’une fillette de dix ans.
Elle sentait bien qu’une force nouvelle la courbait sous une nouvelle loi mais toute seule, à Eourres, à Marat, où elle faisait presque fonction de chef de famille tant ses parents étaient sans volonté précise, sans orientation pour résister au monde de la terre, le maîtriser et le gouverner ; à Marat, au milieu de trois cent cinquante hectares, où seul le vent mugissant expliquait éternellement quelque chose que Laure ne pouvait pas entendre, qu’est-ce qu’une fille de dix ans pouvait apprendre d’elle-même, sans secours, sur les secrets de sa vie ?
Laure n’avait pas le temps de réfléchir l’été quand la lavande pressait et qu’il y avait un peu de monde au restaurant d’Eourres où on l’utilisait comme souillon pour faire la vaisselle. Jamais enfant de dix ans n’avait tant marché que Laure sur ses petites jambes. Il lui fallait, dès cinq heures et demie du matin, conduire le troupeau jusqu’au pied de la montagne que celui-ci allait escalader pour brouter tout le jour, ensuite gagner à pied le champ de lavande, y travailler jusqu’à midi, redescendre à Eourres au restaurant pour faire la plonge, revenir au champ de lavande jusqu’au coucher du soleil, puis desserrer les poignées de fleurs pour les étendre et les éparpiller sur une pente du champ réservé à cet effet, car la lavande pressée lors de la coupe à la faucille et laissée en tas perd immédiatement son pouvoir olfactif, l’essence n’a plus de parfum ; c’étaient des allers-retours sans fin depuis les bourras où la plante était entassée jusqu’à l’emplacement propre où l’on étalait la récolte. Quand le travail était achevé, venait l’heure d’escalader la montagne jusqu’au col pour ramener le troupeau à la bergerie.
L’énergie de Laure était toujours intacte. Elle ouvrait l’œil au point du jour, c’était elle qui réveillait toute la famille. Parfois, quand elle se lavait à la fontaine, Pierre le Parisien était déjà là. Il l’accompagnait au-devant du troupeau, elle lui disait :
— Un jour, je te conduirai jusqu’à la roubine où j’ai trouvé la géode. On en déterrera une autre ensemble !
La journée sans Laure, Pierre la passait en s’ennuyant. Pour se distraire, il mettait en place des problèmes de géométrie où il excellait. Le soir, quand elle pouvait s’échapper, il les donnait à résoudre à Laure qui ne s’endormait pas avant d’avoir trouvé la solution. Il était plus fort qu’elle et n’avait que dédain pour le temps qu’elle mettait à résoudre l’énigme en suçant le bout du crayon. Il la brocardait sur sa lenteur. Un jour, excédée, elle lui dit :
— Et toi ? Est-ce que tu as lu les Églogues de Virgile ?
Il demeura coi. Il n’en était encore qu’à l’Orient et la Grèce, de Mallet-Isaac. Laure savourait sa victoire. Elle l’écrasa le lendemain en lui disant :
— Et tu sais ce que c’est que les trente-deux propositions d’Euclide ?
— N… non ! s’exclama le garçon.
— Moi non plus, avoua Laure, mais j’ai entendu ça hier soir au poste de TSF de mon père et je voudrais bien le savoir.
C’était août. La lavande était reine. Des rives de l’Ouvèze à Eygalayes et de Montguers à Chauvac, la montagne était bleue. À Marat, le champ de lavande était à trois kilomètres de la ferme, il faisait cinq hectares et ils n’étaient toujours que trois à la cueillette, Laure, son père et le grand Camusat. Ce Camusat était un escogriffe qui à force de couper de la lavande depuis sa sortie de l’Assistance y avait gagné un corps qui ressemblait à une faucille. Il était incroyablement grand et déjeté. Il vivait de rien, dans une cabane au flanc du col. Se nourrissait d’escargots et de lézards verts mais c’était le plus rapide des coupeurs de lavande. Il avait la tête d’un édenté et la bouche en forme de bec. Il était toujours, avec ses grandes jambes, sur deux raies à la fois. La faucille volait entre ses mains.
Ce jour-là, dans ce champ encaissé entre deux montagnes, il devait faire trente-trois degrés à l’ombre. Les trois coupeurs étaient en compétition, chacun sur une raie. Seul moyen d’échapper à la monotonie du travail. Tant qu’on pensait à se dépasser l’un l’autre, on ne sentait pas le soleil brûlant, la terre rêche, la sueur du voisin. Tant qu’on se sentait en compétition, on avait des âmes de sportifs, on pensait à la victoire, on oubliait qu’elle ne rapportait rien.
Il était quatre heures de l’après-midi. Marlène apparaissait là-bas, au bout du champ. Elle apportait à boire et à manger aux coupeurs, toujours suivie du gros garçon et de la dernière qui marchait péniblement en pleurnichant tellement il faisait chaud.
Laure était en tête. Elle dépassait souvent son père mais c’était la première fois qu’elle laissait le Camusat derrière elle. C’est un travail de forçat que couper la lavande à la serpe. Il détruit tout le bien-être du corps et vous oblige à penser à lui, depuis le pied toujours en porte à faux sur le talus de binage jusqu’au cou tordu parce qu’il faut regarder le travail de la faucille au ras de la main qui tient la touffe et le mouvement incessant du bras jusqu’à la sacquette qu’on porte en bandoulière et qui s’alourdit. Un corps de dix ans pas encore achevé y prépare pour toujours celui qui fera souffrir soixante ans plus tard. La distension anormale des vertèbres, leur position en scolie volontaire pendant qu’elles continuent à grossir et à se développer, tout cela fait que la nuit n’est jamais assez longue pour remettre en place ce que le jour a martyrisé.
Laure accéléra le mouvement, pensant cette fois distancer le Camusat dont l’amour-propre était froissé. Elle sentait le souffle de l’homme lancé à ses trousses. Elle dut oublier une fraction de seconde le geste ou le regard qui ne doit jamais manquer. Soudain, la lame ne revint plus aussi rapidement sur la plante à couper et elle entendit un son métallique juste avant de ressentir la douleur. La lame de la serpe venait de heurter le tibia de la fillette et d’y retentir. De sa jambe nue, le sang jaillit tout de suite. Aussitôt, la douleur insupportable fit s’ameulonner Laure sur les lavandes. Romain et Camusat se précipitèrent pour la relever.
— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Marlène de loin.
— C’est Laure, elle s’est coupée !
La mère sans mot dire s’avança harassée par la chaleur. Elle tenait une bouteille d’eau et un verre en carton. Elle remplit le verre et le tendit à Laure.
— Tiens, bois un peu !
Laure fit signe que non. Sa bouche était le siège d’un dessèchement anormal. Elle ne savait pas ce que c’était que s’évanouir mais voyait au-dessus d’elle le ciel tournoyer à toute vitesse. Romain la prit à bras-le-corps et la déposa sur un bourras attaché. Tout le monde fit silence une minute en regardant le sang s’épandre sur la jambe. Romain s’était accroupi devant sa fille pour examiner la blessure.
— C’est rien, dit-il, c’est rien du tout, c’est juste une éraflure. Donne-moi ton mouchoir, je vais te faire un pansement. Après, tu monteras vite au Deffends chercher le troupeau qu’il se fait tard !
— Je pourrai pas ! pleurnicha la petite. Ça me fait trop mal et ça saigne trop !
En réalité, la faucille bien aiguisée avait pénétré en séton l’os du tibia et par deux fois.
— Mais non, tu vas voir, ça va passer ! dit le père.
Il voulait que l’événement n’ait aucune importance, que ce soit juste une éraflure et que Laure se remette dans la raie comme il y avait cinq minutes.
— Mais pourquoi vous n’y envoyez pas Rémi chercher le troupeau ?
— On peut pas. Tu sais bien qu’il n’est pas capable, il l’a jamais fait ! Et nous, il faut qu’on finisse les raies, qu’on porte les bourras et qu’on éparpille après sinon la récolte du jour est fichue !
Il était à genoux devant Laure comme devant un dieu. Ses yeux l’imploraient.
— Marlène ! appela-t-il. Donne-moi le torchon du goûter que je lui fasse un bon pansement.
Il s’appliquait à serrer la jambe malade dans ce linge de fortune. La petite serrait les lèvres, sans cri. Le grand Camusat regardait ça avec pitié. Il hochait la tête. Il ne pouvait rien dire, et d’ailleurs son élocution était si limitée qu’il n’aurait pas pu exprimer ce qu’il pensait au fond de son épaisse cervelle et qui pourtant était très clair : « Vous n’avez pas’honte ? » pensait le Camusat.
Laure regardait son frère dans les yeux. Il était plus grand qu’elle, bien plus fort. Celui-ci ne détournait pas son regard, lequel était aussi implorant que celui des parents. Il avait été décidé une bonne fois pour toutes et lui-même n’en disconvenait pas que Rémi n’était pas capable : ni de couper la lavande, ni de mener le troupeau, ni de s’occuper de rien.
— Prends sur toi ! dit la mère.
Quand Laure se retrouva seule sur le sentier, à cent mètres du champ de lavande, distance qu’il lui avait fallu cinq minutes pour couvrir et qu’elle vit la montagne à franchir devant elle jusqu’au col où elle devait récupérer le troupeau, elle tomba à genoux à l’intérieur d’elle-même car le faire physiquement lui aurait arraché des cris. Il lui semblait n’avoir plus qu’une seule jambe. La douleur maintenant s’était emparée solidement de l’autre et la cisaillait par secousses depuis la cheville jusqu’au milieu de la cuisse. C’était intenable dès que le pied se posait. Le sentier, la montagne étaient devenus des ennemis jurés et à vaincre coûte que coûte. Jamais l’hostilité de la nature ne s’était révélée aussi épouvantable aux sens d’un enfant. Laure s’arrêtait, s’affalait et pleurait de rage puis elle repartait pour dix mètres, trente mètres puis tous les dix pas. Parfois, prenant sur elle, elle accélérait. Elle faisait vingt pas avec la sensation effroyable de perdre sa jambe à chaque effort. Elle s’écroulait sur le talus en sanglotant. Les larmes ne cessèrent de couler pendant les deux heures qu’elle mit à escalader ce chemin qui d’ordinaire lui prenait à peine une heure. Les deux chiens qui lui avaient emboîté le pas et qui habituellement peinaient à la suivre s’arrêtaient près d’elle coupés dans leur élan, la langue pendante, l’air interrogateur. Parfois, ils venaient lui donner quelques coups de tête pour l’inciter à se relever. Même son intelligence s’était inclinée. La douleur la faisait baver. Elle avait vu un jour cette bave sur les babines d’un cheval forcé auquel on demandait un trop gros effort mais ça avait été pendant cinq minutes, elle, ce serait des heures durant. Sans cesse, elle se retournait pour voir si tout de même ses parents ne s’étaient pas ravisés, si l’un au moins des membres de sa famille n’allait pas venir à son secours. Mais non. Elle les voyait au-dessous d’elle, en bas, en cet endroit paisible d’un champ de lavande à moitié récolté, tranquillement occupés à éparpiller les brassées en une allée bien rangée pour éviter que les fleurs ne moisissent avant d’être distillées.
La bave lui coulait lamentablement au coin de la bouche, son visage était crispé et méconnaissable, les tresses blondes mouillées de sueur, des larmes descendaient inutiles de ses yeux bleu-vert. Une pensée, une seule, s’installait en elle : « Si le troupeau est dispersé, je suis fichue. » Elle essayait de s’imaginer criant et pressant les chiens par tous les bois du Deffends, lesquels à eux seuls par vallons et bosses couvraient plus de cent hectares.
Soudain, sans crier gare, un nouveau compagnon vint pleurer misère. Son cœur se mit à battre dans sa gorge comme s’il ne lui appartenait pas, comme s’il était quelqu’un d’indépendant. Elle ne parvenait pas malgré toute la volonté qu’elle y mit à l’empêcher d’être ce choc sourd qui l’ébranlait. Alors la peur s’ajouta à la douleur. Elle le voyait littéralement, ce cœur devant elle, se gonflant et se dégonflant. Il accompagnait fidèlement sa souffrance. Le soleil qui jusque-là avait ajouté son fardeau à tant de misère commença à décliner à travers bois. Tout d’un coup, ce fut le col, et Laure vit devant elle toutes les brebis paisiblement occupées, immobiles et ruminantes, cernées par les chèvres debout qui les gourmandaient à coups de béguètements. Les chiens foncèrent pour resserrer les bêtes. En bon ordre, chèvres devant, toute la masse du troupeau s’ébranla en file vers le sentier.
Assise, haletante, le cœur calmé, Laure regardait les chiens faire leur travail, aidés des chèvres qui précédaient comme toujours et qui conduisaient peu à peu le troupeau vers la draille. Laure avait espéré sans raison que sitôt qu’elle aurait retrouvé les bêtes, sa souffrance s’atténuerait tout au moins. Or, elle était là, intacte et sans répit. « C’est comme si j’avais reçu un coup de scie sur l’os », se dit-elle. Elle se toucha le mollet, il était tellement enflé qu’elle ne parvenait pas à l’enfermer dans sa main.
Elle avait cru que le retour serait plus facile que l’aller. En réalité, elle gémit tout le long de la descente, tout son saoul, sans discontinuer, tant le tibia brutalement sollicité à chaque pas devait retenir le poids du corps. Laure avait l’habitude de faire cette descente à fond de train, coupant le lacet du sentier et collée au troupeau, le poussant devant elle. Aujourd’hui, le troupeau gagnait sur elle de minute en minute ; bientôt il ne resta devant elle qu’un agneau tardon de cinq kilos malingre et chétif qui boitait comme elle et qui bêlait misère. Laure le prit dans ses bras sans cesser de râler, et c’est chargée de ce surcroît de détresse qu’elle atteignit le champ de lavande. Le troupeau avait depuis longtemps disparu, on n’entendait même plus son bruit de sonnailles. Du champ de lavande à la maison, il restait trois kilomètres à parcourir. Laure se coucha sur la terre chaude, l’agneau au creux de son bras. La nuit se précisait dans le vide du ciel. Une étoile apparaissait au clair-obscur du firmament. « Si Pierre était là, pensa Laure, je lui dirais que c’est Mars. » Elle avait cru pouvoir s’endormir mais la souffrance le lui interdisait. Elle se leva et se mit à claudiquer parmi les ornières du chemin de charrette. Elle alla jusqu’au premier tournant. Elle n’avait plus la force de hurler. Elle poussait un râle continu qu’aucun humain n’aurait pu identifier tant c’était plutôt le halètement d’une bête blessée. Mais qui donc avait mis tant de souffrance et tant de volonté inutile dans ce corps de dix ans ? Qui pouvait-on remercier ou maudire ?
Au tournant du chemin, elle s’affala encore une fois, tenant l’agneau dans ses bras car il faisait maintenant noir et, si elle relâchait la bête un seul instant, elle ne la verrait plus et celle-ci serait perdue.
Alors, sur le lacet de la draille qui descendait vers la ferme, elle vit deux phares qui surgissaient hors d’un virage. Le troupeau devait être arrivé au bercail guidé par les chèvres et comme il était sans la bergère, on était parti à sa recherche.
Laure fut saisie pour son père d’une douce gratitude. Tout ce qu’il l’avait obligée à faire disparut, s’effaça. Il allait venir, l’arracher à la nuit, à la solitude, peut-être à la souffrance. Cette souffrance qu’elle lui devait, jamais Laure ne songea à la lui reprocher. Il s’était souvenu d’elle. Il venait lui porter secours. Elle sentit une chaleur veloutée sur sa main. L’agneau lui aussi était pris de reconnaissance. Il lui léchait les doigts.
Laure souffrait jour et nuit. Elle n’était plus utile à rien. Elle ne pouvait même plus lire tant la douleur était forte, permanente, souveraine. Elle ne pouvait plus que regarder couler la fontaine.
Ses parents indécis se demandèrent quoi faire pendant quinze jours. Ils changeaient la serviette suintante. Ils regardaient la blessure violacée. Ils hochaient la tête. Ils se regardaient, c’était tout. D’abord les lavandes pressaient. Tout le monde s’y était mis, même Marlène, même le gros garçon en rechignant.
La Blanche Philibert qui était allée chercher des œufs à la ferme rencontra la tante Aimée au lavoir et lui dit :
— Y a longtemps que tu as plus vu Laure ?
— Oui, mais tu sais, c’est la lavande, elle doit couper.
— Justement, dit la Philibert, elle coupe plus. Elle est là, assise sur le banc à regarder la fontaine toute pâlotte, elle qui a de si belles couleurs d’habitude. Et elle parle pas et elle rit pas. Ah attends ! Elle a un linge taché autour de la jambe.
— Un linge sale ? Autour de la jambe ! s’écria Aimée.
Elle ramassa en hâte le peu de lessive qu’elle était venue rincer et elle rentra chez elle se suspendre au téléphone. Charles, son mari, était à Sisteron pour ses affaires.
— Viens vite ! La petite est pas bien !
Elle aurait pu appeler son frère ou sa belle-sœur. Elle n’y songea pas les sachant incapables. Elle arriva en trombe dans la bétaillère du mari, le soir même.
— Et alors ? Qu’est-ce qui se passe ?
La famille fourbue rentrait juste de la lavande. Laure, hagarde, était assise sur son banc devant la fontaine, à souffrir.
— Qu’est-ce qui t’arrive, ma belle biche ? Mais qu’est-ce que tu as ?
Aimée s’était mise à croupetons devant sa nièce.
— J’ai mal, dit Laure à voix basse.
— Fais-moi voir !
Aimée défit rapidement le mouchoir autour de la jambe et poussa un cri d’horreur.
— Mais elle a la gangrène ! cria-t-elle. Vous pouviez pas lui mettre de l’eau-de-vie dessus quand ça lui est arrivé !
— On n’en a qu’une bouteille, dit Romain. On n’a pas osé…
— Mais enfin ! Vous voyez pas dans quel état elle est ? Vous voyez pas qu’on va finir par lui couper la jambe ?
Laure éclata en sanglots.
— Attends ! dit Aimée en entourant sa nièce de ses bras. C’est pas ce que j’ai voulu dire ! On va te soigner avant.
Elle se tourna vers son frère et lui cria :
— Quand même ! Vous êtes de braves estassis !
— Et qu’est-ce que tu veux ! dit Romain. J’ai la lavande. J’ai le troupeau à mener depuis que Laure ne garde plus ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Vous devez bien avoir encore de la peau de serpent de mon pauvre père ? Il s’en servait, tant !
Tout à l’heure, quand elle avait parlé de ça avec Charles, celui-ci avait haussé les épaules.
— Ça lui fera comme si tu lui mettais un emplâtre sur une jambe de bois. Tu devrais plutôt essayer la poix que je mets sur les blessures des bêtes, sûr ça sent mauvais !
— Tu ne sais pas, toi ! Tu n’es pas d’Eourres ! mon grand-père, quand il s’était flanqué un coup de faucille, ça arrive tous les jours ici quand on coupe la lavande, il se soignait avec ça. Tu peux rire !
— Oui, dit Romain en hésitant. On n’y a pas touché. Elle doit être encore dans son armoire, dans des boîtes…
— Va la chercher. Et apporte-moi l’eau-de-vie !
Elle se tourna vers Laure.
— Tu vas voir, on va te soigner !
— Oui, mais quand je serai guérie ?
— Bientôt ! Tu verras !
— De la peau de serpent ! s’exclama Laure.
— Oui ! Le grand-père, il s’est soigné toute sa vie avec ça et regarde, il s’est fait vieux. Mais avant, on va te nettoyer, tu vas voir ! Tu vas un peu serrer les dents, mais ça nettoie !
Elle tenait en main la bouteille d’eau-de-vie et, quand elle eut mis la plaie à nu, elle fit étendre sa jambe à Laure et lui en versa sur le tibia une bonne rasade. Laure se mit à hurler. L’aigue ardente monta dans son corps comme une autre faucille. Elle sentit tout son être se recroqueviller sous l’agression terrifiante de l’alcool. L’air se mit à empester cet élixir de mort, cette matière qui ne supportait en elle aucune espèce de vie.
Romain redescendait de l’étage, serrant avec précaution contre lui une boîte ronde en aluminium. Aimée l’ouvrit. Il s’en échappa une longue lanière flexible comme du caoutchouc et qui brillait comme du plomb fondu.
— Comme elle est belle ! s’exclama Laure. Ça va me guérir au moins ?
— Oui, c’est radical !
C’était une dépouille de couleuvre. Les couleuvres, au printemps, abandonnent leur peau en haletant au long des chemins. Ça ne se fait pas d’un seul coup et c’est le moment où elles sont le plus vulnérables. Elles font ça en plusieurs fois, en se reposant après chaque effort, et finalement elles sortent de cette épreuve en faisant sécher au soleil cette belle peau vert clair qui est leur nouvelle parure. La dépouille ancienne est abandonnée, gardant encore la forme d’un serpent jusqu’à ce que le vent l’emporte et l’accroche à quelque buisson encore scintillante de vie.
Depuis la nuit des temps, les Chabassut et tant d’autres avaient recueilli précieusement ces dépouilles sur les vieux murs. Depuis la nuit des temps – et qui sait à la suite de quelles expériences ? – ils considéraient la peau morte des serpents comme une panacée.
— J’ai trouvé aussi ça, dit triomphalement Romain en exhibant une bande Velpeau.
C’était dans une autre boîte d’aluminium, souvenir de l’armée, dénichée elle aussi dans l’armoire.
— Voilà ! dit Aimée avec satisfaction.
Dubitative, elle regardait la jambe de Laure.
Elle était maintenant proprement bandée et le bandage était retenu par une épingle de sûreté. Aimée dit à son frère :
— Voilà, tu lui renouvelleras la peau de serpent tous les deux jours et tu me tiendras au courant.
— Tatie, dit timidement Laure, moi je peux pas y aller mais tu pourrais pas demander à tatie Yvonne, l’institutrice, de me dire les résultats ?
— Quel résultat ? De quoi tu parles ?
— J’ai passé l’examen des bourses au mois de mai et tatie Yvonne m’a pas encore dit le résultat.
Aimée était sidérée. Voilà à quoi pensait la petite au milieu de toutes ses souffrances : savoir si elle avait réussi l’examen des bourses.
— Depuis le mois de juillet ! dit-elle. Elle t’a encore rien dit ?
— Non, mais ma cousine, sa fille, l’a passé en même temps que moi.
— Ah, c’est ça ! répondit Aimée.
La manière dont elle prononça ces mots disait assez en quelle estime elle tenait sa belle-sœur.
— T’en fais pas, dit la tante, je vais lui demander en rentrant.
Le lendemain, l’antique téléphone à manivelle sonna chez les Chabassut. Ce téléphone, c’était encore un service religieux à Marat. Le chef de famille seul, par accord tacite, avait le droit de le décrocher. Romain le fit nonchalamment. Laure était sur le banc, dolente et ayant mal.
— Elle a réussi ! cria Aimée à travers l’écouteur, si fort que Laure entendit ces mots.
Elle voulut sauter de joie. La douleur la fit crier. Depuis la veille, elle ne hurlait plus. Elle criait seulement. Elle se mit à pleurer. En septembre, elle allait pouvoir entrer en sixième au collège de Buis-les-Baronnies. Dans quel état serait-elle ? Une sourde inquiétude l’oppressait. Mais c’était la première fois de sa vie qu’elle reconnaissait la victoire.